Chapitre 6 - Troisième et quatrième semaines

Publié le par Missano

La troisième semaine de cours est arrivée. J'étais hyper motivée. Je m'étais mise à travailler vraiment. Le soir je faisais des exercices et relisais mes cours jusqu'à 22h30 en moyenne. Ça payait, j'étais 4ème au DS suivant tandis qu'au classement général, je passais en 14ème position. Au panneau d'affichage il y avait maintenant deux listes : la classement du dernier DS et le classement général. Charlotte remontait également. Henri était premier et le resterait jusqu'à la fin de l'année. De nombreux élèves se couchaient bien plus tard que moi, la plupart d'entre eux n'éteignaient la lumière que vers minuit. Sachant cela, je me disais que ça me préservait, que je n'avais pas trop à m'en faire.

Les notes arrivaient régulièrement. C'était curieux comme j'avais vite pris l'habitude de regarder le classement. A vrai dire, même les jours où je ne le regardais pas, d'autres se chargeaient de me dire ma position :

  • Eh ! Angèle, j'ai vu que t'étais troisième au dernier DS... Félicitations !

Ce qui signifiait en réalité :

  • Eh ! Angèle, j'espère que je pourrais te dégommer la prochaine fois. Si je commence à t'adresser la parole, c'est au cas où tu me sois utile un jour, en tant que future élite.

Difficile de faire abstraction du classement. C'était fait pour nous motiver mais ça en décourageait beaucoup. Je commençais à intégrer le fait que c'était une compétition mais je n'avais pas l'intention de vendre mon âme pour autant. On se jaugeait tous, à l'aide de ce fichu classement, soigneusement mis à jour à chaque note.

Au cours de ces semaines, des éléments de langages sont apparus dans la bouche de certains professeurs. Les derniers du classement se faisaient traiter copieusement de nuls, de ratés. Lors de la remise des copies, les professeurs se transformaient en juges sadiques, ils pouvaient dire des choses comme :

  • Vous, vous n'allez pas rester longtemps ici, cette copie est la plus nulle que j'ai vu depuis longtemps.

  • Quant à vous, si vous ne voulez pas finir femme de ménage, il va peut-être falloir vous y mettre. D'ailleurs, en parlant de femme de ménage, la mienne aurait fait mieux.

Puis, brusquement, ils redevenaient sympathiques après avoir humilié les élèves. C'était curieux ce côté Docteur Jeckyll et Mister Hyde.

De nombreuses phrases apparaissaient au milieu des cours et des khôlles et se répétaient, mine de rien:

  • Si vous voulez glander, allez à la Fac. Libre à vous de rater votre vie.

  • Même ma femme de ménage aurait fait mieux.

  • Si vous voulez finir éboueur ou chômeur, continuez comme ça.

  • La Fac est une usine à chômeurs, vous y serez très bien.

  • Ceux qui ne comprennent pas ce théorème n'ont rien à faire ici.

  • Vos parents seront déçus si vous échouez.

  • La prépa est le seul moyen de réussir sa vie.

  • Vous êtes nuls, nuls, nuls.

  • Si vous voulez faire partie de l'Elite, il faut savoir faire des sacrifices

  • Ceux qui partent de prépa ratent leur vie

Il y avait aussi des phrases positives :

  • Vous êtes la future élite de la nation.

  • Vous êtes appelés à faire des choses extraordinaires.

  • Vous êtes la crème de la crème.

  • Les années de prépas seront les meilleures années de votre vie

  • Profitez de ces moments passés au sein des meilleurs élèves

Ces phrases, je les trouvais idiotes, je me demandais ce qu'elles foutaient dans les cours. Nous les entendions une dizaine de fois par jour au minimum. Parfois elles nous visaient collectivement, parfois elles visaient un élève en particulier. Elles étaient parfois dites de façon colérique, parfois de façon moqueuse, parfois de façon banale comme une vérité générale.

Jusqu'en terminale, j'avais eu l'occasion d'avoir des professeurs aux phrases assassines, mais là c'était quelque chose de différent, ça ressemblait à un conditionnement.

Et puis ces humiliations … Il y avait eu de vrais cancres dans ma classe à l'époque du lycée, pourtant ils ne se faisaient jamais humilier à ce point. Inutile de vous rappeler que même le dernier d'une classe de prépa avait été un bon élève jusqu'en terminale. Ce traitement avait quelque chose d'injuste et de dérangeant.

Était-ce une consigne reçue par les professeurs ? En quoi devrait-on se sentir supérieur à une femme de ménage ou à un éboueur ? Le fait que ces métiers soient pris comme exemple de métiers les plus vils en disait beaucoup sur les origines des professeurs. J'avais un oncle éboueur, qui avait dû élever seul sa fille: je l'avais toujours trouvé courageux. Devais-je me mettre à le mépriser ? Et ma mère qui gardait des enfants, devrait-elle avoir honte de sa condition ? Devais-je avoir honte de ma famille qui vivait modestement? Les blagues sur les femmes de ménage et les éboueurs faisaient rire une partie de la classe et faisaient énormément de mal à l'autre.

La première fois que j'avais entendu ces phrases bizarres, j'avais sursauté. On était plusieurs à s'être regardé, à avoir froncé les sourcils. Après, progressivement, on s'était tous habitué, comme si c'était une musique de fond. J'avais fini par croire que ces phrases glissaient sur moi.

Mes impressions positives du début ont progressivement disparues. Si les deux premières semaines, certains élèves avaient tenté de poser des questions en cours, nous savions désormais que c'était prendre le risque de se faire humilier devant la classe par le professeur, qui ne daignerait même pas répondre tellement il trouvait que c'était idiot, simple. Le mot qu'ils employaient en ricanant était « trivial ». Les élèves étaient alors devenus silencieux, se contentant de recopier le cours en espérant ne pas être pris à partie par un professeur. L'ambiance était devenue pesante.

Heureusement, dans la classe il y avait Bruno. Chaque matin, il avait toujours une anecdote marrante à raconter. Il arrivait à nous faire rire en racontant ses petites aventures du quotidien.

Quand est arrivée la fin du mois, 6 élèves ont décidé d'aller à la Fac. Les 5 derniers du classement qui s'étaient fait insulter pendant un mois et Bruno qui était pourtant 7ème. Sur ces 6 élèves, il n'y avait aucun élève d'origine bourgeoise, ce qui ne m'étonnait guère.

Je n'avais pas envie que Bruno s'en aille. Je suis allée le voir :

  • C'est vrai, tu pars ?

  • Oui, je ne me sens pas bien ici.

  • Mince, tu vas nous manquer.

  • C'est malsain ici, tu devrais partir aussi.

  • Ouais, ne me tentes pas ! Mais bon, je suis passée 10ème, ce serait dommage de partir maintenant, non ?

  • Je pense que si ça ne te plaît pas, tu devrais partir.

Il avait raison, mais j'avais envie de réussir. Finalement en quatre semaines, ce qui nous avait été dit sur les écoles d'ingénieur m'avait fait envie. On nous avait dit qu'il fallait être prêt à sacrifier deux ans de sa vie en prépa. J'étais prête à le faire.

(Rétrospectivement je pense que sacrifier deux années de sa vie pour des études est une bêtise absolue...)

On nous avait tellement vendu que le taux de réussite de la prépa à l'entrée aux écoles d'ingénieur était le meilleur que j'avais l'impression que ce serait impossible en passant par la Fac.

Bruno et sa bonne humeur allaient me manquer. Il allégeait cette ambiance avec ses petites plaisanteries légères. C'était avec le sourire qu'il partait. J'avais l'impression de perdre une bulle d'oxygène dans un air vicié. En fait, je me rendais compte que je l'enviais un peu.

Tant pis, j'étais bien classée, j'étais organisée, j'étais motivée, j'avais le niveau, je suis restée.

Chapitre précédent ------------------------------------------------------------ Chapitre suivant

Chapitre 6 - Troisième et quatrième semaines

Mots-clefs : CPGE, classes préparatoires, classes preparatoires, suicide, depression, dépression, déprime, deprime, stress, prepa, prépa

Publié dans témoignage

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article